Pardonner ou riposter ? La fragile mécanique de la confiance
- Ilana
- 26 août
- 9 min de lecture
Pourquoi prenons nous le risque de faire confiance à une personne, mais nous fermons-nous avec une autre ?
Quand faudrait-il pardonner, et dans quels cas cela est-il délétère ?

La vie est un vaste de jeu de stratégie. Nos choix et décisions — en amour, en amitié, ou en politique — sont des tentatives de maximiser deux choses à la fois :
notre utilité (les résultats que nous valorisons : amour, sécurité, dignité, prospérité..)
notre résilience (notre capacité à continuer à rester dans le jeu de la vie à long terme sans être détruit par les revers).
Mais nous ne sommes pas des calculateurs froids. La plupart de nos décisions sont guidées par la “base de données” inconsciente de nos expériences et souvenirs passés.
Si une trahison nous a laissé une marque profonde, nous surestimons le risque d’être blessés à nouveau.
Si notre compréhension a déjà été récompensée, nous pouvons accorder trop facilement notre confiance.
Notre "calculateur statistique" interne est puissant, mais il est biaisé : il amplifie les blessures, évalue mal les surprises, et généralise à partir de trop peu de données.
C’est là que la théorie des jeux intervient.
Née des mathématiques et de l’économie, elle offre un cadre de décision lorsque notre résultat dépend du choix d'un autre — que nous ne pouvons pas prédire avec certitude. Contrairement à notre intuition biaisée, la théorie des jeux aide à identifier les stratégies qui maximisent réellement notre utilité et notre résilience à long terme.
En avoir quelques notions permet de combiner notre calculateur inconscient avec des modèles probabilistes plus rigoureux.
En pratique, cela peut transformer notre manière d'aborder les choses : au lieu de répéter les mêmes réflexes, nous pouvons expérimenter de nouvelles stratégies — et ainsi enrichir notre base interne de nouvelles réponses.
Un des modèles les plus célèbres de la théorie des jeux, le dilemme du prisonnier, montre pourquoi la coopération, la riposte et le pardon ont chacun un rôle à jouer — et pourquoi les équilibrer avec sagesse est la clé non seulement de relations saines, mais aussi de sociétés robustes.
Le dilemme du prisonnier : pourquoi nous ne coopérons pas toujours
Imaginons deux complices arrêtés et placés dans des cellules séparées.
Chacun doit choisir entre garder le silence (coopérer) ou dénoncer l’autre (trahir).
Si les deux coopèrent → chacun reçoit une peine légère.
Si l’un trahit et l’autre coopère → le traître est libre, le coopérant reçoit la peine la plus lourde.
Si les deux trahissent → ils écopent chacun d’une peine moyenne.
À première vue, trahir semble le choix rationnel. Quelle que soit la décision de l’autre, vous vous protégez en trahissant :
S’il coopère, vous obtenez la meilleure récompense.
S’il trahit, vous évitez le pire scénario.
C’est pourquoi les théoriciens des jeux disent que “les deux trahissent” est l’équilibre de Nash du dilemme du prisonnier joué une seule fois : aucun joueur ne peut améliorer son résultat en changeant seul de stratégie.
Mais voilà le paradoxe : si les deux raisonnent ainsi, ils trahissent tous les deux — et obtiennent un résultat pire que s’ils avaient fait confiance et coopéré.
En d’autres termes, l’intérêt individuel rationnel produit une perte collective.
Et c’est exactement ce que révèle ce modèle : la confiance génère le meilleur résultat collectif, mais la peur d’être trahi fait de la méfiance le choix rationnel individuel.
C’est pourquoi la coopération est si fragile dans les affaires humaines : la tentation de trahir est souvent inscrite dans la structure même de l’interaction.
Mais bien sûr, la vie réelle n’est presque jamais une partie unique. Nous nous revoyons demain, la semaine prochaine, l’année suivante. Et dès que le jeu se répète, toute la logique change — et la coopération peut soudain devenir non seulement possible, mais rationnelle.
Quand le jeu se répète : riposte, pardon et réputation
Dans la vraie vie, nous jouons rarement une seule fois. Les relations, les communautés, même les nations rivales interagissent encore et encore. Cette répétition change tout.
Dans un jeu à un seul tour, la trahison donne le meilleur résultat. Mais dans un jeu répété, une trahison aujourd’hui peut déclencher une punition demain. La coopération peut alors devenir rationnelle — non par altruisme, mais parce qu’elle protège les gains à long terme.
Les théoriciens ont étudié plusieurs stratégies pour ces situations. Les plus célèbres sont :
Toujours coopérer : faire confiance quoi qu’il arrive. Généreux mais facilement exploitable — en relation, c’est la personne qui devient un paillasson!
Toujours trahir : ne jamais faire confiance. Cela évite l’exploitation, mais conduit à une dynamique froide et destructrice —et à un résultat collectif sous optimal.
Déclencheur fatal (Grim Trigger) : coopérer jusqu’à être trahi, puis trahir pour toujours. Dur, impitoyable : une erreur et c’est fini.
Donner pour recevoir (Tit-for-Tat) : commencer par coopérer, puis simplement copier le dernier coup de l’autre. Amical mais ferme. Ce fut la stratégie la plus efficace dans les célèbres tournois informatiques de Robert Axelrod dans les années 1980.
Tit-for-Tat avec pardon : identique, mais laisse parfois passer une trahison. Cela évite les boucles infinies de représailles dues aux erreurs ou malentendus, tout en décourageant les trahisons répétées.
Les résultats d’Axelrod furent clairs : les stratégies de réciprocité simples, surtout avec une touche de pardon, surpassaient à la fois la naïveté de la coopération éternelle et le cynisme de la trahison.
Et dans la vraie vie, une force encore plus puissante intervient : la réputation. Nous ne jouons presque jamais uniquement avec une seule personne. Nous sommes observés par d’autres — amis, collègues, communautés. Chaque coup alimente notre réputation.
La réputation amplifie l’impact du potentiel futur :
Si vous trahissez aujourd’hui, vous ne perdez pas seulement un partenaire demain — vous pouvez perdre la confiance de beaucoup d’autres.
Si vous coopérez de façon fiable, vous ne gagnez pas seulement un allié — vous bâtissez un réseau de personnes prêtes à s’engager avec vous.
Dans nos sociétés modernes, cette logique est devenue explicite. Nous notons tout : restaurants, chauffeurs, hôtes, produits, médecins — parfois même les individus eux-mêmes. Les plateformes rendent la réputation instantanée et il est difficile d'y échapper. Une seule trahison peut vous fermer bien plus de portes qu’avant.
Les chercheurs appellent cela la réciprocité indirecte : la coopération se stabilise car la bonne réputation ouvre des opportunités, alors que la trahison en ferme. Dans un monde d’évaluations publiques, l’ombre du futur est plus longue — et plus tranchante — que jamais.
Pourquoi le pardon est essentiel
Le "Tit-for-Tat" semble l’équilibre parfait : commencer par la confiance, récompenser la coopération, punir la trahison. C’est simple, juste et efficace.
Mais il cache une fragilité.
Dans la vie réelle, les erreurs surviennent : une parole mal interprétée, un geste mal perçu, un comportement maladroit sans mauvaise intention. Si les deux utilisent le Tit-for-Tat, une seule erreur peut déclencher des représailles en chaîne. Bientôt, chacun voit l’autre comme traître, et la coopération s’effondre — non pas par volonté de nuire, mais faute de place laissée à l’erreur.
C’est là que le pardon devient crucial. Il reconnaît l’imperfection humaine. Sans lui, les fissures passagères deviennent des fractures irréversibles. Avec lui, la coopération devient résiliente : la punition reste dissuasive, mais la grâce occasionnelle permet de réparer et de continuer.
Axelrod l’a montré : les stratégies avec une touche de pardon surpassaient systématiquement celles qui ne pardonnaient jamais. Le pardon n’est pas faiblesse : c’est un stabilisateur — et une reconnaissance de notre imperfection commune.
Des individus aux sociétés
Ce qui vaut pour les individus vaut aussi pour les cultures entières. Les choix de coopération, de riposte et de pardon ne sont pas seulement personnels — ils sont inscrits dans les lois, les normes et les institutions.
Le judaïsme a codifié la réciprocité proportionnée : “œil pour œil” n’était pas un appel à la vengeance, mais à l’équité — ni plus, ni moins.
Le christianisme a mis en avant le pardon : “tends l’autre joue”, faisant de la miséricorde un contrepoids à la justice stricte.
Ensemble, ces traditions ont saisi une vérité que la théorie des jeux a confirmée bien plus tard : la réciprocité sans pardon est fragile, le pardon sans réciprocité l’est tout autant. La robustesse naît de l’équilibre des deux.
Dans les sociétés modernes, la réputation devient loi et culture : la mémoire collective garde trace des coopérants et des traîtres, à travers les règles juridiques, les traditions morales et les normes sociales.
Dans une société Tit-for-Tat stricte, une faute ruine définitivement la réputation. Cela dissuade certains, mais condamne d’autres à rester des “hors-la-loi permanents”. Si revenir dans la coopération est impossible ou extrêmement couteux, lorsque quelqu'un a "fauté", la meilleure stratégie rationnelle consiste continuer à trahir sans fin.
Dans une société de pardon excessif, la réputation se répare trop facilement. Cela évite l’exclusion, mais encourage les opportunistes à exploiter sans crainte de sanction durable. Chaque interaction est alors vécue comme une partie unique, et la trahison devient rationnellement la meilleure stratégie pour maximiser son utilité et sa résilience.
Ces deux extrêmes détruisent les conditions mêmes de la coopération.
La leçon : comme les individus, les sociétés doivent tenir un équilibre triptyque :
coopération conditionnelle comme norme,
représailles proportionnées comme dissuasion,
pardon limité comme réparation.
Dans un monde où tout est évalué et noté, cet équilibre est plus vital que jamais. Trop sévère, et une erreur détruit une vie. Trop indulgent, et le système perd tout pouvoir dissuasif.
Quand le modèle n'est plus adapté : les exceptions
Jusqu’ici, nous avons supposé que tous les joueurs cherchent à maximiser leur intérêt propre, et qu’on peut répondre par réciprocité et pardon. Mais dans la réalité, certains ne jouent pas selon ces règles.
Voici les trois principaux cas :
Utilité destructrice – “ton malheur est mon bonheur.”
Certains ne cherchent pas à maximiser leur gain, mais à maximiser votre perte, même à leur propre détriment (ex. terrorisme suicide, vengeance aveugle).
Implication : aucune coopération possible, car l’intérêt commun de survie disparaît.
Stratégie rationnelle : éliminer (si possible) ou isoler complètement. Le pardon n’a aucun sens ici.
Comportement irrationnel ou aléatoire – imprévisible.
Certaines personnes n’ont pas de logique stable. Leurs choix semblent dictés par leurs humeurs, leurs addictions ou des motifs cachés. Vous ne savez jamais si votre gentillesse sera rendue… ou trahie.
Implication : le “bruit” est trop élevé pour que la coopération se stabilise. La confiance ne peut pas s’ancrer.
Stratégie rationnelle : sortir du jeu. On ne peut bâtir de stratégie autour de l’imprévisible.
Le piège du cerveau : l’imprévisibilité est addictive. Le système dopaminergique réagit aux récompenses aléatoires — comme une machine à sous. Nous espérons et rejouons, même quand la logique nous dit de partir.
La stratégie du fou – l’imprévisibilité calculée.
Ici, le joueur est rationnel, mais feint la folie pour dissuader. Nixon l’a théorisé pendant la guerre froide : “s’ils pensent que je suis assez fou pour appuyer sur le bouton nucléaire, ils reculeront.”
Implication : l’incertitude fausse les calculs de l’autre.
Stratégie rationnelle : établir une dissuasion crédible et des limites claires. Ne pas céder au bluff, mais rendre tout dérapage trop coûteux pour être tenté.
Pourquoi nous ne jouons pas toujours rationnellement
Même en intégrant ces modèles, nous ne sommes pas des êtres totalement rationnels. Nous savons parfois ce qu’il faudrait faire — mais nous ne le faisons pas.
Notre cerveau ne raisonne pas seulement en termes de gains et pertes, il est guidé par notre chimie et nos émotions. La dopamine, en particulier, réagit fortement aux surprises positives.
Une récompense attendue donne un petit plaisir.
Une récompense inattendue provoque un pic dopaminergique puissant.
C’est pourquoi l’imprévisible est si addictif.
Et la dopamine ne fait pas que donner un “rush” : elle façonne notre mémoire. Les surprises s’impriment plus fort que les routines. Dix trahisons devraient peser plus qu’un seul geste de gentillesse… mais si cette gentillesse était inattendue, elle marquera davantage.
Résultat : nos modèles internes deviennent biaisés. Nous donnons trop de poids aux rares exceptions, et pas assez à la routine. C’est ainsi que nous restons trop longtemps avec des partenaires incohérents, ou que nous croyons qu’une organisation destructrice “finira par changer.”
Rationnellement, le jeu nous a montré sa structure. Mais émotionnellement, nous espérons encore.
La leçon finale : pardonner, mais pas aveuglément
Si la théorie des jeux nous enseigne une chose, c’est que la coopération est fragile, mais possible.
Les stratégies qui perdurent sont celles qui combinent :
la coopération conditionnelle par défaut,
la riposte proportionnée pour protéger,
le pardon limité pour réparer.
Sans pardon, la coopération ne peut survivre longtemps. Mais le pardon n’a de sens que dans un cadre de réciprocité et d’intérêt mutuel.
Face aux destructeurs, il est gaspillé.
Face aux imprévisibles, il est illusoire.
Face aux bluffeurs, il est dangereux.
Le paradoxe est là :
Pardonner trop peu brise la toile fragile de la confiance et nous prive des bénéfices de la coopération.
Pardonner hors du cadre rationnel ouvre la porte à l’exploitation et à l'auto-sabotage.
👉 L’art de la robustesse est de savoir faire la différence :
pardonner quand cela renforce la coopération,
refuser le pardon quand le jeu lui-même s'est déjà effondré.

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